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PIQUE-NIQUE

Fixez une date limite et aussitôt le cours du temps se précipite. Les rouages de l’univers se débloquent, vous détendent d’un coup le gros ressort monté à bloc. Quatre jours étaient passés à la trappe, bing ! durant lesquels je n’avais pourtant guère perdu de temps à dormir.

Ardath et moi traduisions. Et traduisions. Et traduisions. Elle lisait, traduisait à voix haute. Je notais à en attraper des crampes. De temps à autre Silence prenait le relais.

Je vérifiais en intercalant dans le lot des documents que j’avais déjà travaillés. En particulier ceux sur lesquels Traqueur et moi nous étions penchés. Pas une fois je n’ai détecté de discordance.

Au quatrième matin, pourtant, quelque chose m’a mis la puce à l’oreille. Nous planchions sur une de ces listes. La soirée dont nous étions en train d’énumérer les participants avait dû être si grandiose que de nos jours nous la qualifierions de guerre. Ou au moins d’émeute. Et les noms défilaient, Untel et Untel de Ceci-cela, tout le gratin de la cour de la Dame, seize titres à la suite dont quatre seulement signifiaient quelque chose. Le temps que les hérauts déclinent l’identité de tout le monde, une sénilité galopante devait avoir décimé l’assemblée.

Bref, vers le milieu de la liste, j’ai entendu un halètement furtif interrompre sa respiration. Aha ! me suis-je dit. On tenait quelque chose. J’ai dressé l’oreille.

Elle a continué doucement. Un moment plus tard, je me suis demandé si je n’avais pas eu la berlue. Ma raison me soufflait que le nom sur lequel elle avait accroché n’était pas celui qu’elle avait lu. Elle dictait avec lenteur, respectant ma vitesse de transcription. Ses yeux devaient être bien en avance sur ma main.

Aucun des noms suivants ne m’a rien évoqué.

Je me suis promis de revenir sur la liste ultérieurement, par acquit de conscience, au cas où elle y aurait laissé une marque.

Mais néant.

L’après-midi venu, elle a dit : « Pause, Toubib. Je vais prendre un thé. Tu en veux un ?

— Volontiers. Un croûton de pain serait le bienvenu aussi. » J’ai continué à gribouiller trente secondes avant de mesurer ce qui venait de se passer.

Quoi ? La Dame proposant de faire le service ? Moi lui donnant un ordre sans m’en rendre compte ? Ça m’a fichu les nerfs en pelote. Dans quelle mesure jouait-elle la comédie ? Simulait-elle vraiment par amusement ? La dernière fois qu’elle s’était elle-même servi un thé devait remonter à des siècles. Si jamais cela lui était arrivé.

Je me suis levé, j’ai commencé à la suivre et me suis arrêté sur le seuil de la chambre.

Une quinzaine de pas plus loin dans le tunnel, dans la maigre lumière blafarde des lampes, Otto l’avait bloquée dans un coin. Il lui débitait un tissu de fadaises. Comment j’avais pu occulter ce problème, je me le demande encore. M’est avis qu’elle ne l’avait pas anticipé elle non plus. Certes, elle ne devait pas avoir l’habitude d’une pareille situation.

Otto devenait insistant. J’ai fais un pas pour intervenir, puis me suis ravisé. Mon initiative la mettrait peut-être en colère.

À un pas derrière : Elmo. Il s’est arrêté. Otto était trop à son affaire pour nous remarquer. « On ferait bien d’agir, m’a soufflé le vieux sergent. On n’a pas besoin de ce genre d’embêtement. »

Elle n’avait l’air ni inquiète ni ennuyée. « J’ai l’impression qu’elle est de taille à se débrouiller toute seule. »

Otto a essuyé un « non » clair et net. Mais il ne s’en est pas tenu là. Ses mains sont devenues baladeuses.

Il a ramassé une gifle bien dans le style de la Dame. Qui l’a énervé. Il a décidé de se satisfaire en force. Quand Elmo et moi nous sommes avancés, il s’effondrait sous une volée de coups de pied et de poing, se ratatinait sur le sol fangeux en se tenant le ventre d’un bras et ce bras de l’autre. Ardath a passé son chemin comme si de rien n’était.

« Je t’avais dit qu’elle était de taille à se débrouiller, ai-je fait remarquer.

— Rappelle-moi de ne jamais lui manquer de respect », m’a répondu Elmo. Puis il a esquissé une petite grimace en me tapotant l’épaule. « Elle doit valoir le jus au lit, hein ? »

J’ai dû rougir salement. Je lui ai répondu par un sourire idiot. Ça n’a fait que confirmer ses soupçons. Bordel. N’importe quoi aurait abouti à ce résultat, de toute façon. C’est toujours pareil pour tout ce qui touche à la bagatelle.

Nous avons traîné Otto dans ma chambre. J’ai cru qu’il allait vomir ses tripes. Mais il s’est contrôlé. J’ai vérifié qu’il n’avait rien de cassé. Quelques contusions, rien de plus. « Je te le laisse, Elmo », ai-je dit, car, je le savais, le vieux sergent lui préparait un savon carabiné.

Il a pris Otto par le coude et lui a commandé : « Descends dans mon bureau, soldat. » Et il lui a expliqué sa façon de voir les choses avec un volume sonore qui décrochait la poussière au plafond du tunnel.

Quand Ardath est revenue, elle s’est conduite comme si rien ne s’était passé. Peut-être qu’elle ne s’était pas aperçue de notre présence lors de l’incident. Mais au bout d’une heure elle m’a demandé : « On peut prendre une pause ? Sortir ? Marcher ?

— Vous voulez que je vienne ? »

Elle a opiné du chef. « Il faut qu’on parle. En privé.

— Bon. »

À vrai dire, chaque fois que je levais le nez de mes paperasses, je devenais moi-même un peu claustrophobe. Ma virée à l’ouest m’avait rappelé comme il est bon de se dégourdir les jambes. « Vous avez faim ? ai-je demandé. L’affaire n’est pas trop sérieuse pour se conjuguer avec un pique-nique ? »

Elle a paru surprise, puis charmée. « Bonne idée. »

Nous nous sommes donc rendus aux cuisines, avons rempli un baquet et sommes remontés en surface. Si elle est restée sourde aux ricanements, je n’en dirais pas autant de moi.

Notre Terrier n’a qu’une porte. Elle ferme la salle de réunion derrière laquelle se trouvent les quartiers de Chérie. Ni ma chambre ni celle d’Ardath n’étaient dotées ne serait-ce que d’un rideau pour les clore. On s’imaginait que nous allions chercher un peu d’intimité dans les grands espaces.

Tu parles. Il y aurait autant de spectateurs dehors que dedans. Simplement, il ne s’agirait pas d’humains.

Restaient à peu près trois heures avant le crépuscule quand nous avons mis le pied dehors, et nous avons reçu les feux du soleil en plein dans les mirettes. Aveuglant. Je m’y attendais, mais j’aurais dû la prévenir.

Nous avons remonté le long du ruisseau sans dire un mot, humant l’air parfumé d’une légère odeur de sauge. Le silence régnait dans le désert. Même le Vieil Arbre Ancêtre restait coi. La brise était trop faible pour soupirer dans le corail. Au bout d’un moment, j’ai demandé : « Alors ?

— J’avais besoin de sortir. Ces tunnels m’oppressent. Le nul accentue la sensation. Je déprime là-dedans. Ça me coupe mes moyens.

— Oh. »

Nous avons contourné une tête de corail et rencontré un menhir. Un de mes vieux complices, je suppose, car il a déclaré :

« Il y a des étrangers dans la plaine, Toubib.

— Sans blague ? » Puis je lui ai demandé : « Quels étrangers, roc ? »

Mais il n’a rien voulu ajouter.

« Ils sont toujours comme ça ?

— Ou pires. Bien. Le nul perd de sa puissance. Ça va mieux ?

— Je me suis sentie mieux à l’instant où j’ai mis le pied dehors. Ce trou est l’antichambre de l’enfer. Comment parvenez-vous à vivre ainsi ?

— Ce n’est pas grand-chose, mais c’est notre chez-nous. »

Nous avons débouché sur un espace dégagé, comme une esplanade. Elle s’est figée. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le Vieil Arbre Ancêtre. Vous savez ce qu’on nous croit occupés à faire, en dessous ?

— Je sais. Laisse-les croire. Appelons ça du mimétisme. Mais ça, c’est votre Arbre Ancêtre ? » Elle le désignait en personne.

« C’est lui. » J’ai continué à m’avancer. « Comment ça va aujourd’hui, l’ancien ? »

J’avais dû lui poser la question une bonne cinquantaine de fois. Je veux dire, il s’agissait d’un arbre remarquable, d’accord, mais d’un arbre quand même, pas vrai ? Je ne m’attendais pas à une réponse. Or les feuilles de l’Arbre Ancêtre se sont mises à tinter comme je lui parlais.

« Reviens ici, Toubib. » La voix de la Dame avait une inflexion impérieuse, dure, un peu ébranlée. Je me suis retourné et j’ai rebroussé chemin.

« C’est le naturel qui revient au galop ? » Du coin de l’œil, j’ai entrevu une forme en mouvement dans la direction du Terrier. Je me suis concentré sur une tige de corail et un buisson proche. J’ai ajouté : « Moins fort. On nous écoute.

— Rien d’étonnant. » Elle a étalé la couverture miteuse qu’elle avait apportée, s’est assise dessus, les orteils au ras du sable. Elle a retiré le chiffon qui couvrait le baquet. Je me suis installé près d’elle, me plaçant en sorte de garder l’ombre dans mon champ de vision.

« Tu sais ce que c’est ? a-t-elle demandé en donnant un coup de tête en direction de l’arbre.

— Personne ne le sait. C’est juste le Vieil Arbre Ancêtre. Certaines tribus du désert le considèrent comme un dieu. On n’a pas la preuve que c’en est un. Mais Qu’un-Œil et Gobelin ont été frappés par sa situation géographique : il se dresse pile au centre de la plaine.

— Oui. Je suppose… Tant de choses se sont perdues pendant la déchéance. J’aurais dû m’en douter… Mon mari n’était pas le premier de son espèce, Toubib. Ni la Rose Blanche la première de la sienne. Tout cela participe d’un grand cycle, je crois.

— Je ne comprends pas.

— Il y a très longtemps, même avec des repères temporels comme les miens, s’est déroulée une autre guerre comme celle qui a opposé le Dominateur à la Rose Blanche. La lumière a vaincu l’ombre. Mais, comme toujours, l’ombre a laissé son germe aux vainqueurs. Pour en finir avec cette lutte, ils ont fait appel à une force dans un autre monde, un autre univers, une autre dimension, comme tu voudras, un peu de la même façon que Gobelin peut invoquer un démon, sauf que cette force était un dieu adolescent. Si l’on peut dire. Car elle s’est incarnée sous la forme d’un jeune arbre. Il s’agissait d’événements légendaires du temps de ma jeunesse, une époque où l’on se souvenait mieux du passé, ce qui explique que les détails posent maintenant question. Une invocation d’une telle envergure, ils l’ont payée le prix fort, elle a provoqué des morts par milliers, des régions entières ont été dévastées. Néanmoins ils sont parvenus à planter leur dieu captif sur la tombe de leur grand ennemi pour l’y maintenir prisonnier. Cet arbre divin devait vivre un million d’années.

— Vous voulez dire… Le Vieil Ancêtre se dresserait sur un équivalent du Grand Tumulus ?

— Je n’avais pas fait le rapprochement entre les légendes et la plaine avant de voir cet arbre. Oui. Il y a dans cette terre un être aussi terrible que mon mari. Tant de choses s’éclairent maintenant. Tout concorde. Les bêtes. Les inconcevables pierres parlantes. Les récifs coralliens à des milliers de kilomètres de la mer. Tout cela provient de l’autre univers. Les tempêtes transmuantes sont les rêves de l’arbre. »

Elle a continué de parler, moins pour m’expliquer que pour y voir clair elle-même. J’ai dégluti et me suis souvenu de la tempête transmuante qui nous avait rattrapés lors de notre voyage vers l’ouest. Fallait-il que j’aie la scoumoune, bon sang, pour me retrouver embarqué dans le rêve d’un dieu !

« C’est dingue ! » ai-je dit, et, à cet instant, j’ai identifié la silhouette que je m’efforçais de repérer parmi les ombres, buissons et coraux.

Silence. Assis sur ses mollets, aussi immobile qu’un serpent guettant sa proie. Silence qui m’avait suivi partout depuis trois jours, telle une seconde ombre, Silence que j’avais à peine remarqué tant il n’était pas Silence pour rien. Bien. Et moi qui me flattais de n’avoir éveillé aucun soupçon en revenant accompagné, peste !

« Le site est mauvais, Toubib. Très mauvais. Dis à ta paysanne muette de déménager.

— En ce cas, il me faudrait lui expliquer pourquoi et lui avouer qui m’a donné le conseil. Je doute qu’elle se laisserait influencer.

— Tu as sans doute raison. Et puis d’ici peu ça n’aura plus d’importance. Mangeons. »

Elle a déballé un paquet et en a sorti ce qui ressemblait à du lapin frit. Or il n’y a pas de lapin dans la plaine. « Leur équipée vers Cheval leur a peut-être rapporté quelques gnons, mais aussi de quoi améliorer l’ordinaire. » J’ai attaqué.

Silence restait immobile dans le coin de mon œil. Espèce de salaud, ai-je pensé. J’espère que tu en salives.

Trois morceaux de lapin plus tard, je me suis freiné pour demander : « Ce que vous disiez à propos de l’Ancêtre est bien intéressant, mais quelle importance ? »

L’Arbre Ancêtre a fait retentir tout un ramdam. Je me suis demandé pourquoi. « Est-ce que vous avez peur de lui ? »

Elle n’a pas répondu. J’ai jeté mes os au bord du ruisseau et me suis levé. « Je reviens dans une minute. » Je me suis avancé à pas bruyants vers l’Arbre Ancêtre. « Très vieux, aurais-tu des graines ? Des pousses ? Un petit quelque chose que nous pourrions ramener aux Tumulus pour le planter sur notre méchant à nous ? »

Parler à cet arbre, si souvent par le passé, avait été comme un jeu. J’étais pénétré d’un respect quasi religieux à l’égard de son âge, mais je ne croyais rien de ce que prétendaient les tribus ou la Dame. Il ne s’agissait que d’un vieil arbre noueux doté d’un mauvais caractère. Caractère ?

Lorsque je l’ai touché pour m’appuyer contre son tronc et lever les yeux vers d’éventuels fruits ou graines, il m’a mordu. Enfin, pas avec des dents, mais des étincelles ont jailli. Le bout de mes doigts m’a élancé. Quand je les ai sortis de ma bouche, ils m’ont paru brûlés.

« Ça, alors ! me suis-je exclamé en reculant de quelques pas. Y’a pas d’offense, l’Arbre. Je pensais que tu voudrais peut-être aider. »

Dans le flou, j’ai pris conscience qu’un menhir se dressait près de la cachette de Silence. D’autres surgissaient autour de notre esplanade.

J’ai encaissé un choc aussi violent que si une baleine de vent m’avait vidé ses ballasts sur la tête depuis une hauteur de trente mètres. Je me suis effondré. Des vagues d’énergie, de pensées, me percutaient. J’ai gémi, essayé de ramper vers la Dame. Elle a tendu la main mais a refusé de franchir cette frontière…

Un peu de cette puissance a commencé vaguement à faire sens. Mais c’était comme se trouver dans cinquante esprits à la fois, tous dispersés aux quatre coins du monde. Non. De la plaine. Et plus de cinquante esprits. C’est l’impression que j’ai eue quand cette avalanche a commencé à se fondre, à s’imbriquer… J’entrais en contact avec l’esprit des menhirs.

Puis tout a décru. La masse d’énergie a cessé de marteler l’enclume que j’étais devenu. Je me suis dépêché de fuir la zone en comprenant que franchir sa frontière ne me garantirait pourtant pas une sécurité absolue. J’ai regagné la couverture, repris haleine, et me suis finalement retourné vers l’arbre. Ses feuilles tintaient d’exaspération.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— En gros, il m’a fait comprendre qu’il ferait ce qu’il pourrait, non pour nous mais pour ses créatures. Et que je n’avais qu’à aller au diable. Que je devais lui ficher la paix, arrêter de l’enquiquiner si je ne voulais pas que ça barde. Bon sang. »

J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir comment Silence avait réagi à l’échauffourée.

« Je t’avais prévenu…» Elle a regardé par-derrière elle aussi.

« J’ai l’impression qu’on s’est peut-être mis dans de sales draps. Peut-être qu’ils t’ont reconnue. »

Presque tout le monde dans le Terrier était sorti. Ils s’alignaient le long de la piste. Le nombre des menhirs avait augmenté. Les arbres marcheurs composaient un cercle autour de nous.

Et nous étions de nouveau désarmés car Chérie se trouvait là. Le nul nous enveloppait de nouveau.

Elle s’était vêtue de blanc. Devançant Elmo et le lieutenant, elle est venue vers moi. Silence lui a emboîté le pas. Derrière venaient Qu’un-Œil, Gobelin, Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien. Ces quatre derniers étaient encore poudrés de la poussière de la route.

Il y avait des jours qu’ils se trouvaient dans la plaine. Et personne ne m’avait prévenu…

Quand on a la corde au cou sur le gibet, ce n’est pas de la trappe qu’on s’inquiète. L’espace d’une quinzaine de secondes, je suis resté bouche bée. Puis j’ai demandé dans un couinement étouffé : « Qu’est-ce qu’on fait ? »

La Dame m’a pris au dépourvu en saisissant ma main. « J’ai parié et perdu. Je ne sais pas. Tu les connais. Bluffe. Hmm ! » Ses yeux se sont étrécis. Son regard est devenu fixe, intense. Puis un mince sourire s’est étiré sur ses lèvres. « Je vois.

— Quoi ?

— Des réponses. Une vague notion de ce que manigance mon mari. Tu as été manipulé plus que tu ne le penses. Il avait prévu qu’il serait découvert par les intempéries qu’il a provoquées. Une fois qu’il a eu votre Corbeau, il a décidé d’attirer votre paysanne à lui… Oui. Je crois… Viens. »

Mes vieux compagnons n’avaient pas l’air hostiles, seulement déconcertés.

Le cercle continuait de se resserrer sur nous.

La Dame m’a repris la main, m’a mené au pied du Vieil Arbre Ancêtre. Elle a murmuré : « Que la paix règne entre nous, l’ancien. Observe bien. Voici venir une personne que tu connais depuis longtemps. » Et elle a ajouté à mon attention : « Une foule de vieilles créatures courent de par le monde. Certaines depuis l’aube des temps. Certaines, faisant figure de seconds couteaux, attirent moins l’attention que mon mari ou les Asservis. Volesprit avait des servants plus vieux encore que l’arbre. Ils ont été enterrés avec elle. Je t’avais dit que j’avais reconnu la façon dont ces corps avaient été déchiquetés. »

Je me tenais dans la lumière rougeoyante du couchant, complètement dérouté. Elle aurait pu tout aussi bien parler uchiTelle.

Chérie, Silence, Qu’un-Œil et Gobelin sont venus droit vers nous. Elmo et le lieutenant sont restés à un jet de pierre. Mais Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien, l’air de rien, se sont fondus dans la masse.

« Qu’est-ce qui se passe ? ai-je demandé par signes à Chérie, visiblement alarmée.

— C’est ce que nous aimerions découvrir. Nous ne savons plus quoi penser tant les menhirs nous ont adressé des rapports incohérents depuis que Gobelin, Qu’un-Œil et Traqueur ont regagné la plaine. D’un côté, Gobelin et Qu’un-Œil m’ont confirmé tout ce que tu m’avais raconté – jusqu’à votre séparation. »

J’ai dévisagé mes deux compagnons – et n’ai lu nulle amitié dans leurs yeux. Ils regardaient dans le vague, froidement. Comme si quelqu’un d’autre s’était glissé dans leur peau.

« De la visite », a lancé Elmo sans toutefois crier.

Deux Asservis, à bord de ces tapis-bateaux, croisaient au loin dans le ciel. Ils n’ont pas approché. La main de la Dame s’est contractée. Pour le reste, elle s’est contrôlée. Ils sont restés trop loin pour que nous puissions les reconnaître.

« Il y a plus d’un cuisinier à touiller ce ragoût, ai-je dit. Silence, exprime-toi. Pour l’instant tu me fiches la chair de poule. »

Ses mains ont remué. « Selon une rumeur qui va bon train dans l’Empire, tu aurais retourné ta veste. Tu aurais ramené ici un de leurs caïds pour assassiner Chérie. Il pourrait même s’agir d’un de ces nouveaux Asservis. »

Je n’ai pas pu réprimer un sourire. Les persifleurs n’avaient pas osé déballer toute l’histoire. Le sourire a convaincu Silence. Il me connaissait bien. Raison pour laquelle, je suppose, on l’avait affecté, lui, à ma surveillance.

Chérie aussi s’est détendue. Mais ni Qu’un-Œil ni Gobelin n’ont fléchi. « Qu’est-ce qu’ils ont, ces deux-là, Silence ? On dirait des zombies.

— Ils prétendent que tu les as trahis. Que Traqueur t’aurait vu. Que si…

— Foutaises ! Où est-ce qu’il se planque, ce Traqueur ? Amenez-moi ce gros lourdaud, qu’il me le dise au moins en face ! »

La lumière faiblissait. La grosse tomate du soleil avait disparu derrière les collines. L’obscurité ne tarderait pas à tomber. J’ai senti comme un picotement me parcourir le dos. Qu’est-ce que ce fichu arbre allait encore nous réserver comme surprise ?

Dès que je me suis mis à penser à lui, j’ai ressenti de sa part un intérêt intense. Ainsi qu’une espèce de colère diffuse qui montait…

Soudain, les menhirs se sont mis à vaciller de partout, même de l’autre côté du ruisseau où les fourrés étaient si denses. Un chien a aboyé. Silence a transmis un message à Elmo par signes. Je ne l’ai pas compris parce qu’il avait le dos tourné. Elmo est parti au trot vers l’origine du tumulte.

Les menhirs s’avançaient vers nous, formant un mur, ils essayaient de bloquer le passage de quelque chose… Pardi ! Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien. Traqueur paraissait absent, désemparé. Le clébard essayait comme il pouvait de se faufiler entre les menhirs. Qui ne lui laissaient pas le moindre interstice. Nos soldats devaient garder le pied léger pour ne pas se faire écraser les orteils.

Les menhirs ont acculé Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien dans l’esplanade. Le bâtard a poussé un long aboiement désespéré puis, la queue entre les pattes, s’est tapi dans l’ombre de Traqueur. Ils se tenaient tous les deux à trois mètres de Chérie.

« Oh, dieux », a murmuré la Dame en me comprimant la main si fort que j’en ai presque crié.

Le noyau d’une tempête transmuante a explosé dans la ramure tintante du Vieil Arbre Ancêtre.

C’était énorme, affreux, violent. Ça nous a tous avalés, avec une férocité telle que nous n’avons rien pu faire que nous cramponner pour tenir le coup. Toutes les formes se sont muées, transformées, développées. Pourtant ce qui environnait Chérie ne bougeait pas d’un iota.

Traqueur hurlait. Saigne-Crapaud le Chien a poussé un cri abominable qui a propagé une terreur contagieuse. Eux deux changeaient le plus, ils se transformaient en ces monstres redoutables que j’avais eu l’occasion de voir lors de notre périple vers l’ouest.

La Dame a crié quelque chose qui s’est perdu dans le fracas de la tempête. Mais j’ai cependant entendu une inflexion de triomphe dans sa voix. Ces formes, elle les connaissait.

Je l’ai regardée.

Elle n’avait pas changé.

Ça paraissait impossible. Cette créature à l’égard de qui je m’étais montré si gâteux pendant quinze ans ne pouvait être cette femme en réalité.

Saigne-Crapaud le Chien s’est jeté au cœur de la tempête en découvrant ses crocs hideux et a tenté d’atteindre la Dame. Il la connaissait, lui aussi. Il voulait lui régler son compte tant qu’elle était sans défense au milieu du nul. Traqueur a suivi mollement, tout aussi hébété que l’avait été le Traqueur d’apparence humaine.

L’Arbre Ancêtre s’est mis à fouetter l’air au ras du sol de ses longues branches. On aurait dit le combat d’un homme contre un Jeannot Lapin qui s’en prendrait à lui. Par trois fois Saigne-Crapaud le Chien est parti à l’assaut, plein de vaillance. Par trois fois il s’est fait repousser. À la quatrième tentative, un éclair antédiluvien l’a percuté de plein fouet et envoyé bouler jusqu’au ruisseau, où il s’est tortillé une minute, fumant, avant de se relever et de prendre ses jambes à son cou dans le désert hostile.

Au même instant, le Traqueur monstrueux s’est précipité sur Chérie. Il l’a saisie à bras-le-corps et s’est sauvé vers l’ouest. Saigne-Crapaud le Chien ayant débarrassé le plancher, Traqueur a attiré sur lui toute l’attention.

Dieu ou pas, quand le Vieil Arbre Ancêtre donne de la voix, on l’entend. Des récifs coralliens se sont éboulés quand il s’est mis à parler. Tous ceux qui se trouvaient à l’extérieur de l’espèce d’esplanade se sont bouché les oreilles en hurlant. Pour nous qui nous trouvions plus près, ç’a été moins éprouvant.

J’ignore ce qu’il a dit. Son langage ne ressemblait à aucun de ma connaissance. Mais Traqueur a compris ses paroles. Il a déposé Chérie pour revenir au beau milieu de la tempête se camper devant le dieu qui le martelait de sa terrible voix, enveloppait sa silhouette déformée d’une aura de violence mauve. Il s’est incliné vers l’arbre, dans une position d’obédience, et alors il s’est transmué.

La tempête s’est éteinte aussi brièvement qu’elle avait commencé. Tout le monde s’est effondré. Même la Dame. Mais la chute ne s’accompagnait pas d’une perte de conscience. Dans la faible clarté résiduelle, j’ai aperçu les Asservis qui tournoyaient autour de nous. Ils ont décidé de passer à l’action. Ils ont pris du recul, puis de la vitesse, et, une fois dans le nul, ils ont largué quatre de ces javelots de neuf mètres conçus pour abattre les baleines de vent. Je me suis assis sur la terre dure, l’écume aux lèvres, main dans la main de leur cible.

À force de volonté, je suppose, la Dame est parvenue à murmurer : « Ils peuvent lire l’avenir aussi bien que moi. » Remarque qui m’a paru dénuée de sens sur le coup. « J’avais oublié. »

Huit traits dégringolaient.

L’Arbre Ancêtre a répliqué.

Les deux tapis se sont désintégrés sous leurs pilotes.

Les traits ont explosé si haut qu’aucune de leurs redoutables ogives n’a atteint le sol.

Au contraire des Asservis. Ils ont décrit de jolis arcs de cercle et ont fini leur course dans un récif corallien touffu à l’est de notre position. Et puis une forme de somnolence s’est emparée de nous. La dernière chose dont je me souviens, c’est que les trois yeux de Gobelin et Qu’un-Œil s’étaient départis de leur aspect vitreux.

 

La Rose Blanche
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